Le présent article a initialement été publié dans le Défis Sud n° 131 (juillet - aout 2016) édité par SOS FAIM"


Photo d’illustration Oil Palm, Borneo, Lian Pin Koh CC via Flickr

Dans leurs recherchesrecherchesCet indicateur comptabilise l'ensemble des dépenses que l'entreprise a consenti pour financer sa recherche. Ce chiffre comprend par exemple les salaires des chercheurs. sur l’implication des acteurs belges dans les accaparements de terres au niveau mondial, les ONG belges ont notamment enquêté sur l’entreprise Socfin, un groupe agro-industriel spécialisé dans la culture de palmiers à huile et d’hévéas (caoutchouc).

Socfin contrôle actuellement près de 400.000 ha de terres dans une dizaine de pays d’Afrique et d’Asie et ses plantations sont passées de 129.658 à 185.324 ha entre 2009 et 2015, soit une augmentation de plus de 40 %. Cette stratégie d’expansion, parfois menée en collusion avec les autorités nationales et locales, s’effectue toutefois aux dépens des petits agriculteurs locaux, qui sont injustement privés de leur accès aux ressources naturelles. Les ONG belges ont répertorié de nombreux conflits sociaux avec les populations riveraines des plantations qui dénoncent l’accaparement des terres et les impacts négatifs des activités de Socfin sur leurs conditions de vie, en particulier leur droit à l’alimentation. Les ONG belges ont mené plusieurs actions de soutien aux communautés locales visant à responsabiliser les dirigeants et les actionnaires de Socfin [1].

Loin de prêter une oreille attentive à ces revendications et d’ouvrir la voie d’un dialogue constructif avec les représentants des populations locales, Socfin choisit la voie du déni de responsabilité et s’engage parallèlement dans une campagne de dénigrement des ONG. Comme le déclarait son directeur général dans une interview : « Je suis tellement exaspéré par ces soi-disant bienfaiteurs qui alignent les mensonges les uns après les autres à notre sujet. » [2]. Pour redorer son blason, Socfin n’hésite pas à mettre la main à la poche en finançant des missions de journalistes au sein de ses plantations afin de promouvoir son discours pro-agrobusiness [3].

Passons rapidement en revue quelques arguments développés par Socfin dans ces articles.

Une propagande pro-agrobusiness contre l’agriculture familiale africaine

Mettant en évidence un manque d’efficience et de productivité des petits agriculteurs africains et l’impact environnemental des cultures sur brûlis, encore pratiquées par de nombreux paysans, sur la déforestation, Socfin prétend que l’agriculture industrielle à large échelle est la seule voie réaliste pour nourrir durablement les grandes agglomérations africaines [4]. Cette vision est en contradiction avec un nombre croissant de rapports scientifiques [5] et d’avis d’experts internationaux (comme les avis du Rapporteur spécial des Nations-unies sur le droit à l’alimentation), qui mettent en évidence les limites du modèle agro-industriel hérité du XXe siècle (destruction de la biodiversité, dépendance au pétrole et émission de gaz à effet de serre, exploitations des ressources par des grands groupes mondialisés aux dépens des populations locales) et mettent en avant les richesses alternatives d’une agriculture à petite échelle, basée sur des principes agro-écologiques, plus respectueuse de l’environnement, plus productive à l’hectare et offrant des opportunités économiques plus intéressantes pour sortir les petits paysans de la pauvreté. Rappelons que les Nations-unies avaient déclaré 2014 « Année internationale de l’agriculture familiale », renforçant le consensus international qui se dégage, bien au-delà des ONG, sur la nécessité de soutenir l’agriculture paysanne durable comme modèle agricole du futur.

Redorer son blason

Plus pernicieux : L. Boedt, directeur de Socfin, avance certains faits et chiffres pour vanter la responsabilité sociétale de son entreprise, mais qui s’avèrent erronés. Prenant le cas de la Sierra Leone, M. Boedt avance par exemple que « outre les 12.500 hectares de palmiers à huile que nous y exploitons (...), nous y avons créé près de 2.000 hectares de plantations de riz pour les villageois de toute la région ».
D’après un rapport réalisé pour l’IFC (branche de financement du secteur privé de la Banque mondialeBanque mondialeInstitution intergouvernementale créée à la conférence de Bretton Woods (1944) pour aider à la reconstruction des pays dévastés par la deuxième guerre mondiale. Forte du capital souscrit par ses membres, la Banque mondiale a désormais pour objectif de financer des projets de développement au sein des pays moins avancés en jouant le rôle d'intermédiaire entre ceux-ci et les pays détenteurs de capitaux. Elle se compose de trois institutions : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), l'Association internationale pour le développement (AID) et la Société financière internationale (SFI). La Banque mondiale n\'agit que lorsque le FMI est parvenu à imposer ses orientations politiques et économiques aux pays demandeurs. (En anglais : World Bank)), il s’agirait tout au plus de 190 ha de terres et 282 ha de zones marécageuses...

S’agissant de l’IFC justement, les articles laissent entendre que Socfin aurait le soutien de cette institution « ce qui certifierait en quelque sorte [son] action ». Non seulement le soutien de la Banque mondiale serait loin de pouvoir garantir une exemplarité des investissements de Socfin tant les projets agricoles et de sécurité alimentaire de l’institution financière sont décriés, mais Socfin ne peut même pas se prévaloir de ce soutien. S’il est vrai qu’une procédure a été initiée pour un prêt de 150 millions d’euros, elle a précisément été suspendue par l’IFC, notamment suite à des rapports d’évaluation indiquant « des écarts importants entre la performance opérationnelle de la société Socfin et les bonnes pratiques de l’industrie internationale en matière de gestion environnementale et sociale ».

Discréditer les ONG belges

D’après les dirigeants de Socfin, les ONG se seraient lancées dans une campagne de calomnie à leur encontre dans leur seul intérêt, avec comme but principal d’augmenter leur récolte de fonds. Cette campagne serait par ailleurs principalement dirigée contre Vincent Bolloré, qui ferait l’objet d’une véritable chasse aux sorcières de la part des ONG françaises, notamment suite à son plan de restructuration impopulaire de Canal +. Les ONG belges ne feraient que « suivre aveuglément leurs collègues français (...) sans faire l’effort d’investiguer la situation de Socfin » [6].

Déclarations étonnantes du directeur de Socfin, qui sait pourtant pertinemment que nos recherches et publications ont débuté dès 2012, sur la base d’une mission de terrain de l’ONG Fian en Sierra Leone [7], soit bien avant les plans de restructuration susmentionnés de Vincent Bolloré...

Poursuivant ses attaques contre les ONG belges, le directeur de Socfin déclare préférer collaborer avec les ONG allemandes, plus pragmatiques que les ONG belges. Dans les rapports d’activités du groupe on ne retrouve toutefois pas de trace de collaboration avec des ONG allemandes, mais bien avec la DEG, qui est une société d’investissement pour les pays en développement (l’équivalent de BIO), ce qui n’a rien à voir avec une ONG...

Au contraire, l’ONG Misereor, l’une des plus importantes ONG allemandes, a soutenu l’introduction d’une plainte des riverains des plantations Socapalm, au Cameroun, pour violation des Principes Directeurs de l’OCDEOCDEou OCDE : Association créée en 1960 pour continuer l'œuvre de l'Organisation européenne de coopération économique (OECE) chargée de suivre l'évolution du plan Marshall à partir de 1948, en élargissant le nombre de ses membres. A l'origine, l'OECE comprenait les pays européens de l'Ouest, les États-Unis et le Canada. On a voulu étendre ce groupe au Japon, à l'Australie, à la Nouvelle-Zélande. Aujourd'hui, l'OCDE compte 34 membres, considérés comme les pays les plus riches de la planète. Elle fonctionne comme un think tank d'obédience libérale, réalisant des études et analyses bien documentées en vue de promouvoir les idées du libre marché et de la libre concurrence. (En anglais : Organisation for Economic Co-operation and Development, OECD) à l’intention des entreprises multinationales.

En Sierra Leone, l’ONG Welthungerhilfe soutient les communautés de Malen contre l’accaparement des terres par Socfin, ce qui a d’ailleurs valu à une de ses employées d’être contrainte de démissionner en 2011 suite à des pressions politiques.

Une stratégie d’intimidation des opposants

Le dénigrement par voie de presse est sans doute une réponse maladroite aux lourdes accusations portées à l’encontre de Socfin. Ce qui est plus préoccupant, c’est la stratégie d’intimidation quasi systématique que le groupe Socfin/Bolloré utilise pour faire taire les voix critiques. Il est en effet devenu récurrent que les ONG ou les journalistes qui publient des informations sur le groupe se retrouvent poursuivis pour diffamation ou d’autres charges.

À titre d’exemple, citons des associations telles que Green Scenery, ReAct, Sherpa, Oakland Institute, ou des journalistes de France Inter, Libération ou Bastamag qui ont fait l’objet de poursuites judiciaires. Récemment le groupe Socfin/Bolloré a déclaré qu’une nouvelle plainte pour diffamation serait déposée contre des journalistes de l’émission « Complément d’enquête ». Cette plainte fait suite à la diffusion sur France 2 d’un reportage alléguant du travail d’enfants dans les plantations du groupe au Cameroun. Les ONG belges ont également reçu à plusieurs reprises des menaces de poursuites en diffamation, bien qu’aucune plainte formelle n’ait été déposée à ce jour. Malgré que ces poursuites n’aient abouti que dans des cas exceptionnels, sur base de déclarations très circonscrites, le groupe Socfin/Bolloré poursuit sa stratégie de pression judicaire, dont l’objectif est probablement d’exercer un effet d’auto-censure pour des petites structures qui ne peuvent se permettre de s’engager dans de longues et coûteuses procédures judiciaires.

JPEG
Socfin contrôle près de 400 000 hectares de terres en Afrique. Source : http://projet-react.org Carte © Marmelade.

Un déni de responsabilité

Ce qui choque par-dessus tout dans l’attitude des dirigeants de Socfin, c’est le déni total de responsabilité. Les rapports annuels et les rapports de durabilité font état de relations harmonieuses avec les populations riveraines et vantent les mérites de ses projets relevant de sa responsabilité sociétale (corporate social responsibility), telles que la construction de routes, de centres de santé, d’écoles, de puits, etc.
À aucun moment, Socfin ne mentionne les conflits sociaux qui éclatent au sein de ses plantations. Dans un communiqué officiel, Socfin prétendra même que « la référence à de tels conflits sociaux relève du fantasme » [8]. Ce qui n’est pas un fantasme cependant, c’est que des manifestations ont éclaté dans plusieurs plantations du groupe. Que ces manifestations ont souvent été réprimées, parfois de manière violente, par les forces de sécurité locale. Que des dizaines de leaders locaux ont été arrêtés et condamnés à des peines de prison suite à leurs activités d’opposition à l’entreprise et que de nombreux rapports convergent pour dénoncer les impacts sur les droits fondamentaux liés aux accaparements des terres par Socfin... L’entreprise refuse pourtant d’ouvrir la voie du dialogue. Les dirigeants de l’entreprise iront même jusqu’à refuser de se présenter par deux fois devant une instance officielle belge suite à une plainte déposée pour manquements aux Principes Directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales.

Une mobilisation citoyenne grandissante.

Face aux abus de l’entreprise, les communautés se sont organisées au niveau local et international pour faire valoir leurs revendications. Dès 2013, une « Alliance internationale des riverains des plantations Socfin/Bolloré » a été mise sur pied regroupant des représentants de cinq pays (Sierra Leone, Cameroun, Cambodge, Liberia, Côté d’Ivoire).

À plusieurs reprises, les représentants de l’Alliance ont fait valoir les droits des communautés et ont présenté leurs revendications au groupe Socfin/Bolloré. Les communautés sont accompagnées par un nombre sans cesse grandissant d’ONG et de citoyens. En juin 2016 les Assemblées générales du groupe Socfin et du groupe Bolloré ont été perturbées par des ONG et des citoyens relayant les revendications des communautés locales. La mobilisation ne cesse de croître et il est temps que Socfin accepte de faire face à ses responsabilités et d’ouvrir la voie du dialogue.

[1Voir la vidéo de l’action mené lors de l’Assemblée générale de Socfin en 2016.

[3Voir les articles « Dieu est intervenu en notre faveur » et « l’agriculture traditionnelle africaine ne nourrit pas les villes », dans l’Écho du 22 février 2016 et du 8 mai 2014 publiés suite à une mission en RD Congo et l’article « Afrika heeft kapitaal en ondernemers nodig », publié dans De Tijd du 13 juin 2016, suite à une mission en Côte d’Ivoire.

[5UNCTAD, « Wake up before it’s too late : make agriculture truly sustainable now for food security in a changing climate », International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development (IAASTD), « Agriculture at a Crossroad », 2009 ; International Panel of Experts on Sustainable Food Systems (IPES-Food), « From Uniformity to Diversity : A paradigm shift from industrial agriculture to diversified agroecological systems », 2016.

[7Voir le rapport publié par les ONG belges en juin 2013 et communiqué à Socfin : http://www.fian.be/Resistances-locales-contre-l-huile-de-palme-en-Sierra-Leone?lang=fr