Les travailleurs "détachés" font tache d’huile. Forme savante du travail migratoire "low-cost", elle témoigne de l’impuissance (orchestrée) à faire respecter les lois de protection du travail. Riposte sous forme de guérilla juridique. Elle marque des points...
Les travailleurs migrants "low-cost" ont fait couler beaucoup d’encre sous la rubrique "dumping social" en cette fin d’année 2013. Des chiffres en sont sortis.
En Belgique, entre 1995 et 2010, le nombre de travailleurs étrangers rapporté à la population active employée totale est passé de 15,5% à 22%. Mais il y a comme un trou noir : sur un total de quelque 150.000 à 160.000 travailleurs étrangers venant grossir chaque année les effectifs en Belgique, seuls quelque 35.000 à 40.000 le font munis d’un permis de travail. Voilà qui fait beaucoup d’illégaux... [1]
Ce sont ce qu’on appelle des travailleurs "détachés" (en vertu d’une directive de 1996). Ils ont été cause de beaucoup d’énervement. Le secrétaire d’État John Combrez (Sp.a) compétent en matière de fraude sociale a fait les titres en disant "en avoir marre du blabla de l’Europe". [2]
Même son de cloche en France où un collectif de députés et de sénateurs UMP coiffé par Ms Rachida Dati, s’est fendu d’une carte blanche pour se dire scandalisé : en vertu de ladite directive, "les charges sociales restent payées dans le pays d’origine" de ces travailleurs détachés et on ne compte plus "les cas de fraude que l’application de cette directive a engendrés" : tout cela, c’est "la faute de Bruxelles" [3]. C’est naturellement un peu comique car, à l’époque, ces honorables membres de l’Assemblée ont, comme les autres, voté la directive sans moufter.
Détachés de la sécu
Le problème reste cependant entier. En France, on estimé à 33.000 le nombre de salariés détachés en équivalent temps plein en 2013 (contre 25.000 en 2012), la plupart (42%) dans la construction et les travaux publics, mais aussi dans l’intérim. [4]
Pour la sécurité sociale, cela fait un fameux manque à gagner. Et une non moins fameuse pression à la baisse sur les salaires. Le travailleur "détaché", pour mémoire, est en général "importé" d’un pays "low cost" (à bas salaires) et, durant le temps de sa mission à l’étranger, demeure régi par les dispositions sociales (low cost, aussi) de son pays d’origine. Cela donne aussi lieu à des montages impossibles pour l’inspection sociale. Tel travailleur détaché sera ainsi un ressortissant turc employé par une société roumaine qui le "prête" à une société allemande qui, à son tour, va le "détacher" en Belgique. On voit d’ici le carrousel. C’est à donner des cheveux blancs.
Les trois libertés, etc.
Cela cadre dans les trois "libertés" de l’Union européenneUnion européenneOu UE : Organisation politique régionale issue du traité de Maastricht (Pays-Bas) en février 1992 et entré en vigueur en novembre 1993. Elle repose sur trois piliers : les fondements socio-économiques instituant les Communautés européennes et existant depuis 1957 ; les nouveaux dispositifs relatifs à la politique étrangère et de sécurité commune ; la coopération dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. L\'Union compte actuellement 27 membres : Allemagne, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas (1957), Danemark, Irlande, Royaume-Uni (1973), Grèce (1981), Espagne, Portugal (1986), Autriche, Finlande, Suède (1995), Chypre, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie, Tchéquie (2004), Bulgarie, Roumanie (2007). (En anglais : European Union). Liberté de circulation pour les biens et services, liberté de circulation pour les capitaux et liberté de circulation pour les personnes. On voit ce que cela donne. La Cour de justice des Communautés européennes a joué un rôle déterminant pour, sur la base de ces trois "libertés", détricoter le droit du travail : on trouve cela chez Dominique Wolton (La dernière utopie, Flammarion, 1993) qui, recueil de jurisprudence à l’appui, parle de "putsch juridique".
Cela cadre de manière plus générale dans l’élément moteur de politiques de migration que Vincent de Coorebyter a remarquablement synthétisé en 1988 dans un courrier du CRISP. Était alors en cause les mesures facilitant le regroupement familial mais le principe général s’en dégageait avec la plus grande netteté : ces mesures, notait-il, revenaient "à fixer les étrangers sur notre sol (...) avec l’assurance de voir se perpétuer en Belgique, par la voie du renouvellement des travailleurs étrangers de génération en génération, une main-d’œuvre abondante, bon marché et au taux d’activité élevé. Ce que le patronat appelait de ses vœux en évoquant la nécessaire « stabilisation » de la population étrangère en Belgique, stabilisation garantie par la présence des familles sur place." Tout est dit. Le pourquoi, le pour qui, les intérêts qui déterminent.
Les "détachés" n’en sont qu’une forme savante. Le principe demeure : disposer (vœu patronal) d’une main-d’œuvre abondante, bon marché et au taux d’activité élevé.
Les nations, et leur inspection sociale, ont été désarmées pour faire respecter les lois de protection du travail, on l’a vu, c’est la directive de 1996, c’est la jurisprudence constante de la Cour de justice européenne. Cela n’a pas empêché une certaine guérilla, des inspecteurs et des tribunaux. Bel exemple avec l’affaire Carestel.
Carrousel restoroutier
Dans une chronique juridique récente [5], deux avocats d’affaires ont mis en garde les chefs d’entreprise devant les risques d’être traînés devant les tribunaux pour des agissements dont ils ne sont coupables que – mettons – par procuration. Le titre de la chronique n’était pas pour rassurer, en effet : "Vos sous-traitants peuvent engager votre responsabilité pénale". L’affaire, non plus...
Lorsqu’on se reporte au jugement rendu le 5 novembre 2012 par le tribunal de première instance de Gand [6], ce n’est pas triste. A la suite d’une série de contrôles policiers dans des "restoroutes" belges de la chaîne Carestel, il est apparu que le personnel en charge des toilettes relevait d’une organisation quasi mafieuse, de type négrier. Recrutement par voie d’annonce dans les pays de l’Est. Parcage du "bétail" en Allemagne dans un appartement où se sont trouvés "domiciliés" jusqu’à 200 travailleurs. Transfert en Belgique, autre appartement de "complaisance", à Wetteren. Mise au travail sept jours sur sept de sept heures du matin à dix heures du soir au tarif de 4 euros l’heure (voire 2,85 euros, car là, c’était une femme). Paiement du "salaire", aléatoire.
Contrat de travail : bidon, avec violations multiples de la législation sociale.
Les victimes en ignoraient tout, se croyaient en règle, ne comprenaient de toute façon pas la langue ni du contrat (l’allemand), ni du pays (néerlandais) : des Roumains, des Moldaves de Bulgarie et des Grecs. Ils faisaient leur boulot, nettoyer les chiottes, mais aussi en assurer l’exploitation, les piécettes déposées par les clients qu’un homme de main venait chercher chaque soir pour garer le pactole dans un coffre aux allures de caisse noire, environ 3.500 euros par mois et par restoroute selon l’enquête policière, ce qui laisse rêveur. Et, donc, cela se passait en Belgique.
Le gérant de Kronos, la boîte allemande pourvoyeuse de main-d’œuvre, a été condamné par défaut à une peine de prison de quatre ans et 99.000 euros d’amende pour – excusez du peu – traite des êtres humains et fraude sociale organisée. Mais, notent nos chroniqueurs (qui ne nomment pas les sociétés condamnées), "plus inattendu, la chaîne de restaurants routiers, cliente du sous-traitant, est également condamnée au pénal en tant que co-auteure des infractions." L’amende, là, a été de 528.000 euros.
Ajoutez Molex, Areva...
C’est une guérilla qui fait des émules.
On rapprochera en effet ce jugement de celui intervenu le 7 février 2013 à la Cour des prud’hommes (tribunaux du travail) de Toulouse. En cause, là, une société états-unienne – Molex International Inc. – qui avait racheté en 2004 un équipementier automobile spécialisé dans la connectique et employant quelque 300 travailleurs en Haute-Garonne (France). L’idée n’était pas de trouver de nouveaux débouchés en Europe ou de rehausser la valeur actionnariale de Molex par cette opération dite de "croissance externe" (fusions & acquisitions) mais, tout bonnement, de siphonner le savoir-faire français et, mission accomplie, fermer l’usine, de mettre la clé sous le tapis et au revoir : plan social de sauvegarde de l’emploi, cela ne nous concerne plus, Molex France est une entité juridique distincte, rien à voir avec nous. Le tribunal ne l’entendra pas de cette oreille. Pour lui, Molex USA est "co-employeur" et, à ce titre, co-responsable dans ce dossier de licenciement collectif abusif... Là, cela se passe en France.
La notion juridique de co-employeur (de co-auteur, de complice, appliquée aux sociétés transnationales "donneuses d’ordre") a cependant déjà eu l’heur de dépasser les frontières de la sphère occidentale. En mai 2012, ainsi, c’est la transnationale du nucléaire Areva qui s’est vu condamnée, faute de protection adéquate, pour le décès d’un employé travaillant sur un site de traitement de l’uranium au Niger pour le compte de la société de droit nigérien Cominak. Voilà une grosse blague, dira le tribunal : Areva et Cominak, c’est chou vert et vert chou, même adresse, même actionnaire majoritaire, confusion d’intérêts sur toute la ligne !
Certes, l’employé décédé était ici Français, blanc de peau et bien né (le bon côté de la planète), mais on a là comme l’embryon d’une justice sociale mondiale...
Pour citer cet article :
Erik Rydberg, "Justice sociale cherche co-auteur", Gresea, décembre 2013, texte disponible à l’adresse : www.mirador-multinationales.be/divers/a-la-une/article/justice-sociale-cherche-co-auteur