Unilever dépense plus dans sa communication que pour payer ses salariés. Pourtant, le premier vendeur de crèmes glacées au monde n’hésite pas à vanter ses engagements en termes d’agriculture durable, de salaire décent ou de société inclusive. Une stratégie marketing pour le moins indécente.

La revue Tchak ! s’adresse aux producteurs, aux artisans-transformateurs, aux consommateurs. Elle parle d’agriculture paysanne, d’agroécologie et des nouveaux modèles de production, de distribution et de consommation. Elle questionne les pratiques de l’industrie agro-alimentaire et de la grande distribution. Elle adhère au code de déontologie de l’Association des journalistes professionnels.

Janvier 2021, la presse relaie un communiqué [1] d’Unilever promettant que tous les travailleurs lui fournissant des biens et services obtiendront un salaire décent d’ici 2030. Ceci afin de rendre la société plus inclusive et équitable. Et la directrice d’Unilever Belgique d’ajouter modestement dans l’Echo [2] que le groupe fait « œuvre de pionnier en établissant très clairement le lien entre ces mesures et les objectifs de lutte contre le changement climatique et les inégalités sociales ». Un leader de l’agroalimentaire (voir encadré) qui promeut l’écologie et la justice sociale, ça n’est pas si courant. Mais qu’en est-il dans la pratique ?

En 2014, la multinationalemultinationaleEntreprise, généralement assez grande, qui opère et qui a des activités productives et commerciales dans plusieurs pays. Elle est composée habituellement d'une maison mère, où se trouve le siège social, et plusieurs filiales étrangères. (en anglais : multinational) anglo-néerlandaise était pointée par l’Union internationale des travailleurs de l’alimentation et de l’agriculture (UITA). Unilever proposait au personnel syndiqué de l’usine de Purfleet, en Angleterre, une baisse de salaire allant jusqu’à 30% dans un accord touchant aux pensions et au temps de travail, tout en encourageant l’embauche de personnel sous contrat individuel exclu des négociations collectives. Ceci afin de « conserver la viabilité » de la plus grande usine de margarine au monde. Au même moment, les travailleurs d’Unilever à Pietermaritzburg, en Afrique du sud, stoppaient le travail afin de réclamer une augmentation de 9% des salaires.

Autre cas : en 2019, une enquête [3] menée au Sri Lanka dans une plantation de thé fournissant Unilever, certifiée Rainforest Alliance et Fairtrade, faisait état du versement de salaires journaliers de 26 roupies srilankaises (11 centimes d’euros) nets, une fois les divers frais et retenues déduits. Les ouvriers témoignaient aussi du fait que leur salaire se voyait réduit de moitié en cas de non-respect des quotas de cueillette journaliers ou de retard.

En 2016, Wilmar, un fournisseur d’huile de palme d’Unilever, était épinglé [4] pour faire travailler des enfants dans des conditions éreintantes, là encore pour des salaires souvent inférieurs au minimum légal indonésien une fois les retenues déduites. Unilever est l’un des plus grands acheteurs d’huile de palme mondiaux avec une consommation de plus d’un million de tonnes annuelle. Cette denrée est utilisée dans de nombreux produits des 400 marques d’Unilever, notamment alimentaires (crèmes glacées, sauces, margarine ou cubes bouillon) mais aussi pour les produits d’hygiène (savon et shampoing Dove) et d’entretien (lessive Omo ou détergent Surf). Outre les cas rapportés d’accaparement de terre [5] et de travail sous-payé, l’industrie de l’huile de palme est responsable de la déforestation massive de forêt primaire en Indonésie, Malaisie et en Afrique, et d’importantes émissions de gaz à effet de serre, notamment lors d’incendies volontaires de tourbières [6]. Pour le développement durable et les salaires décents, on repassera.

Aucune obligation chiffrée dans les codes de conduite

Comme de nombreux groupes, Unilever se préoccupe beaucoup de son image et affine sa communication en conséquence. La firme expose sur son site web une impressionnante série de codes de conduite et objectifs concernant l’approvisionnement en huile de palme, légumes, lait, soja, œufs, tournesol, sucre, cacao, papier et carton, etc.

Son code « agriculture durable » [7] entend par exemple « minimiser » le recours aux intrants ainsi que les pratiques agricoles nuisibles pour la biodiversité, la qualité de l’air ou de l’eau. Problème : on ne retrouve aucune obligation chiffrée dans le code. Il s’agit le plus souvent de tenir des registres des intrants, de veiller à respecter les notices ou encore d’assister à des formations pour certains produits. En 2010, Unilever s’était ainsi engagé à se fournir à 100% en ressources durables d’ici 2020. Malgré une définition a minima, le groupe admettait fin 2019 ne pas être capable de se fournir à plus de 62%.

Notons que n’importe qui peut se prévaloir de pratiquer une activité durable et que les codes, rédigés par et pour les multinationales, ne font de toute façon craindre aucune sanction ou pénalité en cas de manquement.

Répartition des richesses : la gêne

Unilever n’hésite pas à récompenser ses cadres dirigeants pour les services rendus. En 2013, l’ex-PDG du groupe, Paul Polman, s’était par exemple vu octroyer une prime exceptionnelle de 508.458 euros pour sa « performance » en termes de développement durable. Une prime venant s’ajouter à son salaire de base de 1.189.000 euros, aux 700.000 euros d’avantages divers, aux 1.355.880 euros de bonus « normal » et aux 4 millions d’euros de rémunération en actions qui permettaient au patron néerlandais d’empocher près de 8 millions d’euros [8].

Deux ans plus tard, en 2015, le même Polman affirmait se sentir gêné de gagner trop d’argent, considérant que d’autres personnes travaillent autant que lui dans l’entreprise. Les ouvriers Sri Lankais ou Indonésiens des plantations du groupe ou de ses fournisseurs avaient certainement apprécié.

Outre les fortunes octroyées aux dirigeants et les promesses en matière de salaires décents, se pose également la question de la répartition de la richesse au sein de l’entreprise. La part salarialepart salarialePart salariale dans la valeur ajoutée (%) : la partie de la richesse créée par l'entreprise qui revient aux salariés. Lorsque nous disposons des chiffres, ce ratio se calcule en divisant les rémunérations par la valeur ajoutée. représente la part de la valeur ajoutéevaleur ajoutéeDifférence entre le chiffre d'affaires d'une entreprise et les coûts des biens et des services qui ont été nécessaires pour réaliser ce chiffre d'affaires (et qui forment le chiffre d'affaires d'une autre firme) ; la somme des valeurs ajoutées de toutes les sociétés, administrations et organisations constitue le produit intérieur brut. (en anglais : added value) qui revient aux travailleurs. Force est de constater que celle-ci diminue tendanciellement depuis une vingtaine d’années. En moyenne, elle était de 48% entre 1997 et 2002 contre seulement 38% entre 2014 et 2019 [9]. La part de la richesse créée qui revient aux travailleurs a chuté de 10 points entre les deux périodes !

Parallèlement, le dividende n’a cessé de croître. Le montant distribué chaque année aux actionnaires est en croissance constante depuis plus de 25 ans. Probablement par souci de justice sociale là encore.

Big data et marketing personnalisé : un budget faramineux

Les consommateurs sont de plus en plus attentifs aux pratiques des grandes firmes en ce qui concerne le développement durable. Et Unilever, premier vendeur de crème glacée au monde, ne coche pas beaucoup de cases dans cette catégorie : ses produits alimentaires sont souvent bourrés de sucre et de matières grasses [10]. Le groupe dépend complètement de l’agriculture intensive pour son approvisionnement et participe, au moins indirectement, à la déforestation et à l’exploitation de nombreux travailleurs dans le monde.

Pour maintenir sa position, la firme ne lésine pas sur la communication. Unilever se positionne comme le deuxième annonceur publicitaire au monde. Son budget communication est faramineux : 7,3 milliards d’euros en 2019. En Belgique, l’UBA [11] classe Unilever 11e annonceur cette même année, avec près de 50 millions d’euros de dépenses publicitaires dans les différents médias (TV, presse écrite, radio, affichage). Un budget en baisse. En 2012 et 2013, Unilever était le 2e annonceur du pays avec des dépenses publicitaires de 100 et 78 millions d’euros.

Recours accru aux influenceurs

Cette diminution de moitié des dépenses publicitaires « traditionnelles » est à relativiser. La stratégie des annonceurs a en effet évolué pour se porter sur les supports numériques. Unilever recourt de plus en plus aux influenceurs présents sur les réseaux sociaux ou les plateformes de vidéo, parfois suivis par des millions d’internautes.

Au moment du premier confinement, en avril 2020, Unilever a par exemple lancé #regalezvouschezvous avec l’aide de quelques 200 influenceurs. Il s’agissait alors pour les influenceurs sélectionnés de proposer des idées de recettes, afin d’inspirer [12] les consommateurs, en utilisant des mayonnaises du groupe ou de la « viande végétale » du Boucher végétarien, une marque récemment acquise par Unilever.

Toujours dans l’idée de délaisser la communication de masse pour aller vers des messages plus ciblés, Unilever a investi dans une trentaine de centres de données, les « People data centers ». Le groupe déclare vouloir personnaliser sa communication avec un milliard de consommateurs dans les prochaines années. Il se constitue d’immenses bases de données grâce aux infos glanées sur les réseaux sociaux, smartphones et ordinateurs des utilisateurs.

Pour ce faire, Unilever monte des partenariats avec Google Cloud, AWS (Amazon Web Services) et Azure (Microsoft). Chaque jour, les algorithmes développés passent en revue plus de 400 millions d’avis postés sur le web et traitent plus de 500 millions de publications sur les réseaux sociaux [13].

Ces méthodes permettent par exemple à Unilever, lors du lancement d’une campagne promotionnelle, de vérifier - via les données acquises, les partages, les réactions sur les réseaux et le profil des consommateurs - si les cibles de la campagne ont été atteintes et d’adapter très rapidement les messages qui ne fonctionneraient pas.

Des centaines de millions dans le neuromarketing

En plus des milliards dépensés dans la communication, Unilever consacre quelques 800 millions d’euros annuellement en R&D. Il s’agit pour une partie de ces dépenses de comprendre les comportements d’achat des consommateurs à l’aide de techniques de neuromarketing. Par exemple, Unilever rémunère des consommateurs pour réaliser des expériences dans des rayons de supermarchés témoins. Equipés de casques traquant les mouvement d’yeux et l’activité cérébrale, le groupe enregistre les émotions des clients [14] et affine sa manière d’afficher ses marques ou ses promotions afin d’attirer le chaland.

En conclusion, malgré les intentions affichées par Unilever concernant le salaire décent de ses travailleurs et fournisseurs, la multinationale semble toujours plus encline à investir dans sa communication que dans la rémunération de son personnel. Le groupe n’hésite pas à mettre sur la table plus de 8 milliards en marketing et R&D pour optimiser ses ventes.

A côté de cela, le total des rémunérationsrémunérationsIl s'agit de l'ensemble des salaires payés par l'entreprise à ses travailleurs. S'il s'agit évidemment d'une information très intéressante, elle n'est généralement pas fournie par les entreprises américaines et japonaises. versées s’élève à 6,4 milliards d’euros pour l’ensemble des 153.000 travailleurs du groupe. Les actionnaires ont quant à eux bénéficié d’une distribution de 4,2 milliards en dividendesdividendesRevenu de la part de capital appelé action. Il est versé généralement en fonction du bénéfice réalisé par l'entreprise. (en anglais : dividend). Le monde durable et inclusif à la sauce Unilever ne semble finalement pas très alléchant.

Unilever multirécidiviste

Unilever a multiplié les condamnations ces dernières années pour ententes sur les prix et abus de position dominante.

2011 : Condamnation pour entente sur les prix des lessives dans 8 pays européens ; Condamnation en France pour entente sur les prix des lessives ; Condamnation en Allemagne pour entente avec Kraft sur les prix des crèmes glacées et de certains plats préparés.

2016 : Condamnation en France pour entente sur les produits d’entretien.

2017 : Condamnation en Afrique du Sud pour entente avec Sime Darby afin de ne pas se concurrencer sur certains formats de margarine et d’huile végétale ; Condamnation en Italie pour abus de position dominante sur les crèmes glacées. Unilever empêchait l’accès de la concurrence à certaines cités balnéaires, bars et campings.

2018 : Condamnation en Grèce pour abus de position dominante sur la margarine ; Condamnation au Brésil pour abus de position dominante sur les crèmes glacées au Brésil ; Condamnation en Inde pour ne pas avoir répercuté sur ses produits une baisse de taxe sur les produits et services.

2019 : Astreinte imposée en Turquie pour avoir entravé le travail des inspecteurs dans une enquête sur une possible entente sur le prix des crèmes glacées ; Condamnation en Australie pour entente sur les prix et formats des paquets de lessive.

 


Cet article a paru dans le Tchak ! n°5 du printemps 2021.

 


Pour citer cet article : Romain Gelin, "Unilever, le géant de l’indécence", janvier 2022, disponible à l’adresse : []

 


Source photo : Robin Wood -Robin Wood-Protest against rainforest destruction for palm oil by Unilever, Flickr (CC BY-NC 2.0)

[2Michel Lauwers, « Salaire décent : Unilever étend le combat à ses fournisseurs », lecho.be, 21 janvier 2021.

[3Lisa Fuller, “Tea label giants vow probe after Sri Lanka labor abuse expose”, 27 mars 2019, reuters.com

[4Amnesty International, The great palm oil scandal, Labour abuses behind big brand names, 2016.

[5Voir l’article de Fian sur Ferronia en RDC dans ce numéro, dont les plantations appartenaient à Unilever jusqu’en 2009

[6Greenpeace, The true cost of palm oil and wood pulp, 2019.

[8O. Petitjean, « Quand le patron d’Unilever s’octroie 500 000 euros de bonus supplémentaire pour sa contribution au « développement durable » », mars 2014, multinationales.org.

[9Données : mirador-multinationales.be

[10Sur les 71 produits d’Unilever Belgique répertoriés sur openfoodfacts.org et disposant d’un nutriscore, seuls 3 disposent d’une note A ou B, le reste étant noté C, D et E. Pour les produits d’Unilever France, sur 452 produits répertoriés, 64 disposent d’un score de A ou B.

[11UBA Media Key Facts 2019, Union of Belgian Advertisers.

[14Nielsen taps into the impact of science at neuromarketing world forum 2018, 29 mars 2018.